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Au soir du Jeudi saint, le Corps et le Sang du Christ nous sont confiés. Quoi de plus simple en apparence ? C’est un acte de folie, mais une folie d’amour. Sur une table dressée, du pain et du vin. Autour de la table, Jésus et ses douze apôtres. Ce soir-là pourtant, le Seigneur parle comme il n’a jamais parlé ; il pose des gestes que jamais il n’a encore posés. L’Eglise, rassemblée autour de son Seigneur, vit avec lui un moment d’amour intense, mais aussi l’heure de l’angoisse et des ténèbres. C’est un mystère d’amour et d’émerveillement que l’Esprit Saint donne de saisir à travers les siècles, c’est lui qui nous permet de le contempler par les trois tableaux suivants.

Premier tableau : le lavement des pieds

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            L’évangéliste saint Jean est le seul à ne pas raconter le récit de l’institution de l’eucharistie, ou création de la messe. L’aurait-il oublié ? Son évangile ne parle guère de la dernière Cène. Non, saint Jean ne l’a pas omis, mais il livre son propre regard sur l’Eucharistie, que les autres évangélistes n’ont pas encore exprimé : c’est le lavement des pieds de ses disciples par Jésus (Jn 13, 1s.). Lui le Rabbi, le Maître, endosse le rôle humiliant de l’esclave en s’abaissant devant eux par ce geste « domestique ». Le Seigneur se fait le serviteur de tous sans exception. Ce don de soi rejoint celui de son offrande personnelle sous la forme du pain et du vin : « Ceci est mon Corps livré pour vous ». Si Jean n’avait pas écrit l’épisode du lavement des pieds, aurions-nous compris ce mystère d’humiliation et du service total en toute sa profondeur ? Comme dans le pain et le vin, Dieu se livre ici totalement.

A chaque Eucharistie, invisiblement, le Seigneur fait le tour de la table pour laver les pieds de chacun d’entre nous, à commencer par les plus petits, les pécheurs inclus. Comme Pierre qui en fit l’expérience, l’Eglise est aimée de Dieu, bien avant et au-delà de la mesure dont elle aime le Seigneur. Comme Marie, elle reçoit tout avant même de pouvoir faire quelque chose en retour.

D’autre part, il y a un pas de plus à faire : le lavement des pieds n’est pas qu’une scène émouvante à méditer. C’est un appel, une exigence. Jésus dit : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez ‘le Maître et le Seigneur’ et vous dites bien, car Je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, Moi le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns les autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné. Ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi ! » (Jn 13, 12-15). L’Eglise est donc appelée à une double humilité : d’abord rester ouverte à la grâce du Seigneur et se laisser servir par Lui. Ensuite, ne pas garder cette grâce pour Elle, mais la transmettre aux frères et sœurs en se mettant à leur service.

Deuxième tableau : le dernier repas

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Voyons maintenant la dernière Cène telle qu’elle est racontée par les évangélistes et St Paul. Jésus est arrivé à son heure et a tout prévu lui-même dans les détails, comme la réservation d’une salle auprès de son propriétaire. Il envoie en ville au devant de lui Pierre et Jean, ces deux colonnes qui portent l’Eglise et son Eucharistie : le sacerdoce et l’amour. Pour célébrer le repas du Seigneur, l’Eglise a besoin à la fois du sacerdoce du prêtre et de la communion d’amour, de Pierre et de Jean. L’Eucharistie est donc célébrée par le prêtre et la communauté, chacun à son niveau : par la « fonction sacerdotale » du prêtre et par l’amour de l’assemblée.

Ensuite, Jésus pose plusieurs gestes. « Il prit du pain … il prit une coupe remplie de vin ». Il les prend dans ses deux mains : Jésus assume dans l’Eucharistie toutes les richesses de la création et les fruits du travail de l’homme. Dieu porte ici sa création à son sommet : le pain et le vin seront transformés au point de devenir Corps et Sang du Fils. « Il le rompit » : voilà une action qui a son poids. Elle est d’ailleurs soulignée par les trois évangélistes Matthieu, Marc et Luc. Cette fraction est bien plus qu’un geste utilitaire, partager le pain. Toute la tradition chrétienne l’a comprise comme un signe de la Passion : le Seigneur s’est laissé « briser », « rompre » par la souffrance. « Il a été brisé à cause de nos fautes », dit le prophète Isaïe (Is 53, 5). Par des gestes simples,  l’Eucharistie cache la totale obéissance du Fils, l’immense oui de Jésus à son Père : non pas souffrir pour souffrir, mais se rendre solidaire de notre condition humaine jusqu’à la mort. Jésus a accepté son incarnation jusqu’au bout : elle atteint son point culminant sur la croix.

Puis Jésus prononce plusieurs paroles. Après la fraction du pain, il dit : « Ceci est mon Corps, livré pour vous, ceci est la coupe de mon sang, versé pour vous. » Ces paroles fondatrices sont livrées à l’Eglise jusqu’à la fin des temps. L’Eucharistie offre ainsi la présence réelle, active et corporelle de son Seigneur qui accompagne ainsi son Eglise jusqu’à son retour dans la gloire. L’Eglise comprend ces paroles et ce don avec un réalisme certain qui ne consent à aucune réduction : ce n’est pas un simple souvenir comme la cérémonie devant le monument aux morts lors du 14 juillet ; ce n’est pas un simple mémorial mental. Faire mémoire de Jésus le rend réellement et personnellement présent sous les formes du pain et du vin qui concentrent en eux toute la gloire de Dieu. Marthe Robin en a bénéficié de son vivant : cette Française, fondatrice des Foyers de charité, n’a rien mangé pendant plus de 50 ans, excepté une hostie par semaine, jusqu’à son décès en 1981. A travers les siècles, l’Eglise « livre » donc son Seigneur en obéissant au testament de son Maître : « Faites ceci en mémoire de moi ».

Troisième tableau : la trahison de Judas

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Une ombre plane sur le repas du Jeudi saint : Judas, assis à table avec les autres, va trahir son Seigneur. A ce moment de sa mission, Jésus ne s’oppose pas au mal : il laisse faire car il désire entrer librement dans sa passion. A Gethsémani, il se porte lui-même à la rencontre de celui qui le livre à ses ennemis. Il s’était même agenouillé devant lui pour lui laver les pieds comme il acceptera aussi son baiser au jardin des oliviers !

Bien sûr qu’il faut combattre le mal. Le bon sens et la défense de la vie l’exigent. Mais l’Evangile nous enseigne aussi une logique : s’opposer à celle de la vengeance afin de ne pas être entraîné trop rapidement dans la spirale de la violence. En Jésus, Dieu montre surtout qu’il aime tout autrement que nous : c’est son secret, sa folie d’amour. Il l’a révélé par le visage et le comportement de Jésus. Il nous demande d’apprendre à l’imiter. Une chose est certaine : Judas reste l’ami de Jésus. A celui qui se presse dans la nuit à Gethsémani, entouré « de torches, de lampes et d’armes » (Jn 18,3), Jésus dit : « Mon ami. »

Etre trahi par un ami. Jésus n’a pas voulu échapper à cette douleur. Avec les hommes de tous les temps qui ont été trahi par un ami, Jésus partage cette même prière : « Même le confident à qui je faisais confiance et qui mangeait mon pain, lève contre moi le talon » (Ps 41, 10). Alors, chaque fois que les fidèles prennent part à l’Eucharistie, ils doivent se souvenir de cette trahison et s’examiner : il faut respecter le Corps et le Sang du Seigneur pour « ne pas manger ni boire sa propre condamnation » (1 Co 11, 29). Le Seigneur ne rejette personne dans sa faiblesse. Il jette un regard d’amour à Pierre le menteur et le lâche la nuit de la Passion. Mais il souffre du cœur ambigu et trompeur : « Jésus en fut tout troublé intérieurement » (Jn 13, 21).

Dans l’Eucharistie, l’amour du Christ le conduit alors à poser un acte incroyable : pardonner les péchés du fidèle qui mange son Corps et boit son Sang. « Ceci est le coupe de mon sang … versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. » La rémission, c’est le pardon acquis par le Sang du Christ sur la Croix. Dans l’Eucharistie, Jésus entre librement volontairement dans un état de sacrifice : il est l’Agneau qui enlève le péché du monde. Il y a bien plus ici que les sacrifices de la première alliance. C’est le Fils lui-même qui s’offre à son Père dans la puissance de l’Esprit. Son sang renverse ainsi toutes nos trahisons afin d’établir la nouvelle Alliance et d’unir définitivement tous les personnages : le Père, Jésus, l’Esprit, les disciples et toute Eglise de tous les temps. L’Eucharistie se situe au point précis où les fils de l’amour se nouent en un nœud si fort qu’aucune trahison ne pourra jamais plus défaire. L’Eucharistie tisse dans l’Eglise les fils d’or de l’amour divin dans tous les sens. Voilà ce qui s’est passé « la nuit qu’il fut livré », voilà ce qui s’accomplit aujourd’hui à chaque messe.

D’après le cardinal Godfried DANNEELS, « Eucharistia, Encyclopédie de l’Eucharistie », Cerf 2002, pp. 11-15.

Père Pascal CHANE-TENG

Jeudi Saint, le 17 avril 2014

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